Tous les passionnés de golf ont vécu comme un moment d’histoire la victoire de Rory McIlroy au Masters. Et quand les profanes demandaient pourquoi ce succès était historique, la réponse était souvent : « Parce que c’est Rory ». Tout simplement.
Avant de me mettre à écrire cet article, je parcours mes messageries, professionnelles comme personnelles. Histoire de voir avec qui et en quels termes, en cette nuit menant du 13 au 14 avril 2025, j’ai pu échanger en direct quant au dénouement du Masters. La messagerie professionnelle, forcément, qui me permet de discuter avec les autres noms que vous apercevez en tête de ces articles coups de cœur, a connu un pic d’activité entre 22 h et 1 h.
Un jeu marrant consiste d’ailleurs à reconstituer le scénario du dernier tour au fur et à mesure des messages. « Je vous cache pas que je suis un peu excité », lâche l’un de mes collègues à 22 h 55. Là, sans doute, Rory McIlroy était en tête avec plusieurs coups d’avance, au début du retour. Moins d’une heure plus tard, le même collègue se ravise : « Quel sport à la con ! ». L’ombre portée évidente du coup de wedge infâme du Nord-Irlandais sur le 13, qui allait lui coûter une balle dans l’eau et un double bogey. Deux trous plus tard, ce collègue, derechef : « Quel sport génial ! ». Conséquence du superbe coup de fer au 15, qui remettait son auteur dans la course. Et si vous étiez devant la télé ce soir-là, vous connaissez la chanson : eagle manqué, mais birdie au 17 pour reprendre seul la tête, puis bogey sur le 18 pour s’infliger un play-off face à Justin Rose. « Quel sport à la con ! », parodie un message envoyé à 0 h 16 lors de ce 72e trou. Oups, cette fois, c’était moi. Excusez le vocabulaire, c’est fragile les nerfs.
Il faut dire qu’à cette minute précise, je me sondais, histoire de savoir lequel de mes organes allait lâcher le premier. Rien à voir avec mon état une heure et demie auparavant, où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. La menace DeChambeau avait sombré dans la mare du 11, McIlroy avait vite effacé son double bogey du 1, il caracolait, et il avait même passé sans encombre un trou n°12 qui a détricoté plus d’une veste verte par le passé. Quatre coups d’avance, six à jouer. Assis tranquillement dans le salon familial, et alors que le futur vainqueur déambule sur le fairway du 13, je glisse à mon père à côté de moi : « Parti comme c’est parti, dans 10 minutes, je monte écrire mon papier ». Quitte à être d’astreinte de plume en ce dimanche soir, autant gagner du temps, et informer le monde du golf au plus vite. Bien évidemment, c’est à ce moment précis qu’est arrivé ce coup de wedge.
La folie était donc partie. Pas moyen d’aller écrire une ligne, ne serait-ce que par impossibilité de voir où tout cela allait nous mener. Plus moyen de décrocher de cette télé, pour personne dans ce salon. Et pour que le tableau de l’inédit soit complet, aucun moyen d’être pour Justin Rose, dans ce play-off à deux en mort subite. C’est dire…
Car, depuis que je me suis mis à raconter tout cela, vous remarquez forcément une chose. Ou alors, peut-être que vous ne la remarquez pas, tout simplement parce que cela vous semble si naturel, automatique : tous, nous voulons voir gagner Rory. Et lorsque cela se produit effectivement, les messages archivés attestent le cœur que nous y mettons. « Je pense que c’est mon plus beau moment de golf », campe un collègue. Un autre, pudique, poste un émoji avec des larmes au bord des yeux. Un autre encore, plus démonstratif, joue carte sur table : « Je chiale, je vous le dis ». Oups, c’était encore moi. Fragile, les nerfs.
Je suis donc enfin monté écrire mon article résumé du quatrième tour, les tissus gorgés d’adrénaline et les yeux à peine secs. Mais en réalité, sans doute est-ce le lendemain, seulement, que j’ai réussi à prendre un peu de perspective sur ce qui venait de se produire. Pas tant auprès de toute la communauté des passionnés de golf, mais plutôt des profanes. À une connaissance récente, j’explique que j’ai passé une partie de la nuit à regarder un tournoi de golf à la télé, et que ce qui s’y était produit allait faire date dans l’histoire du jeu. Et lorsque la connaissance en question me demande pourquoi, me voilà court en arguments. Car c’est bien beau de parler du grand chelem en carrière, mais cinq joueurs l’ont fait avant lui. Et puis, voyons les choses en face, il est très improbable que Rory McIlroy compte un jour autant de victoires en Majeurs que Tiger Woods… qui n’est même pas le recordman en la matière.
Et donc moi, tout ce que je trouve comme réponse à cette question, au débotté, c’est « parce que c’est Rory. Et Rory… c’est Rory. Et puis c’est le Masters ». Dites ce que vous voulez, mais une victoire de Jordan Spieth au prochain PGA Championship, qui complèterait un autre grand chelem en carrière, ça ne serait pas pareil. Ça serait fort, mais ça ne serait pas pareil. Alors, en réfléchissant bien, auprès des profanes, j’arrive à trouver des parallèles. La victoire de Roger Federer à Roland Garros en 2009, par exemple. Car on pouvait être fan de Nadal, de Djokovic, ou, incompréhensiblement, de Murray, aucun passionné de tennis ne voulait vivre dans un monde où il aurait manqué un grand chelem à Federer. De la même manière, tous les passionnés de golf jouent maintenant dans un monde où Rory McIlroy a gagné le Masters. Cela vaut bien une courte nuit en avril, et un gros coup de cœur en décembre. Oups, le bord de mes yeux. Nerfs. Fragiles.